Conditions de travail – Les paradoxes du travail – 3/7
12 janvier 2017 • Lien au travail • Lecture : 8 minutes • par Roland Guinchard
Les paradoxes du travail :
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- Parler du travail
- Conditions de travail
- Le bien être au travail – La retraite – Le millionnaire
- Valeurs, domestique, engagement
- Les vacances
- Le créateur
Le sentiment que « la personne qui travaille est respectée », peut naître d’une amélioration des conditions de travail, mais cela ne suscite pas pour autant l’engagement et l’effort. L’effort est signe plus convaincant, lui, d’une mise en route du désir. On peut citer de nombreux cas ou quelque chose vient ainsi gâcher la belle ordonnance des logiques managériales de la motivation, hideux, superficiel et syncrétique concept, qui prétend rendre compte de l’alpha et l’oméga de la bonne relation au travail en déguisant d’un peu de hi-tech relationnel la vieille méthode « bâton / carotte ».
J’ai repris cette petite entreprise au fonctionnement moyenâgeux, il y a deux ans. Depuis le début le propriétaire hurlait sur ses employés, sans jamais les augmenter, sans même leur adresser autrement la parole. Le produit fabriqué est basique, grossier, et les bénéfices ne tiennent que de la maîtrise d’un marché minuscule qui n’intéresse personne d’autre.
Depuis 20 ans ils supportent ça sans broncher.
J’ai eu l’ambition d’industrialiser et de développer progressivement cet atelier : rangement, habits propres et outils neufs, formation pour tous et intégration de jeunes, nouvelles machines, produits en évolution, réunions d’information et souci social, intéressement aux bénéfices. En deux mots : le progrès et l’humanisme ; mais voilà, plus j’avance sur ces points, moins ils travaillent !
J’ai pris conseil auprès de collègues chefs d’entreprises, ils me conseillent tous de revenir à une poigne de fer….
Le désir de travail, il faut le croire par cette histoire authentique, n’est guère sensible aux conditions de travail, ou, s’il l’est, ce n’est pas tout à fait dans le sens d’une relation logique entre causes et conséquences. La logique pulsionnelle poursuivie jusque dans son élaboration en logique du Désir n’est pas une logique « rationnelle » au sens strict. Le style du manager, le style du management est de peu d’effet si le processus désirant ne peut se nourrir. On verra que ce processus se nourrit essentiellement de quelques dimensions « symboliques » précises et finalement peu nombreuses.
Le paradoxe des mauvaises conditions de travail
A l’identique de l’exemple précédent, sous sa forme inversée, même quand de très mauvaises conditions de travail sont présentes, elles ne vont pas forcément de pair avec les protestations attendues, ni avec la baisse de productivité qui devrait apparaître. L’engagement au travail continue à se manifester par des efforts constants des employés. L’engagement au travail est il illogique ?
Que pouvaient bien trouver comme avantage au travail les salariés de l’entreprise citée précédemment avant que n’intervienne le nouveau chef d’entreprise, avantage que ce dernier n’aurait pas su apporter ? Un autre exemple peut venir apporter quelques réponses
Voilà l’hôpital d’une grosse ville touristique de province. C’est un établissement historique, ce qui sous entend de nombreux inconvénients en terme de conditions de travail : l’accès à l’établissement est difficile, avec peu de places de parking, et des embouteillages l’été, l’utilisation des brancards est toujours problématique, les vestiaires, placés sous des combles classés, ne dépassent pas 1 mètre 20 de hauteur mais 45 ° l’été. Les cuisines et le réfectoire ont fait l’objet d’audits aux résultats systématiquement calamiteux et les difficultés perdurent pour mettre en place un système de ventilation efficace en chirurgie. Enfin la climatisation est presque toujours en panne pour éviter des problèmes de légionellose.
Le paradoxe tient dans le fait que le personnel se mobilise pour…. le maintien de la structure au centre ville, et contre tous les projets de nouveau site aux frontières de la ville. Le directeur de l’établissement découvre des opposants au progrès exactement parmi ceux qui auraient pu être des appuis inconditionnels : ceux qui souffrent de mauvaises conditions de travail.
Apparemment une raison sociologique rend compte de la difficulté. La pyramide des âges fait apparaître qu’une majorité d’infirmières sont mères de jeunes enfants et que dans la ville plusieurs crèches et de nombreuses gardiennes se trouvent au centre ville. Ces dernières offrent pour la journée le parking, le service de garde d’enfant et la capacité à faire des courses. Un service sur mesure et relativement peu onéreux. La réponse à des besoins spécifiques d’une part significative du personnel paraît donc ici rendre compte de ce paradoxe du travail.
Tout n’est pas si simple car le projet proposé d’un déplacement à la périphérie pourrait sans aucune difficulté répondre d’une façon différente à ces besoins.
D’autres raisons apparaissent. L’une d’elle est étonnante : les mauvaises conditions de travail créent de la solidarité, autour des difficultés, obligeant les personnels à se constituer en « groupe de qualité » impromptus pour résoudre les innombrables problèmes quotidiens. A titre d’exemple des brancardiers, chirurgiens, techniciens d’entretien et kinésithérapeutes se sont penchés sur la question devenue urgente, d’un dénivelé pénible et dangereux dans un des couloirs. Avec des prothèses déclassées, découpées l’accord informel de la direction et un peu d’ingéniosité, ils ont inventé et bricolé à plusieurs, une solution qui permet un passage en douceur des brancards et satisfait à la fois l’hygiène, la sécurité et le confort des patients. L’effet « guerre de tranchées » réunit donc les compétences et écrase la hiérarchie. Officiers et hommes de troupe pataugent dans la même gadoue et se reconnaissent des points communs. C’est assez rare dans un milieu professionnel où les différences sont, elles aussi …tranchées, ordinairement. C’est suffisamment rare pour percevoir que le fait de manquer de confort professionnel (outil inadapté) est très largement compensé par le fait de réduire la distance entre statuts, et le souhait de maintenir cette situation matérielle défavorable vient de la perception de son avantage symbolique.
On approche encore, en la frôlant, un aspect troublant de la question du travail comme Désir, Percevant que – très souvent – je pourrais préférer dans mon travail une situation insatisfaisante mais connue et stable, plutôt qu’une modification positive encore aléatoire de mes conditions d’exercice, il m’est et parfois jouissif de trouver, plutôt que de nouveaux collègues, de vieux compagnons de résistance (ou d’infortune). La solidarité face à la difficulté donne facilement du sens, là où il vient à manquer à se tenir tout seul, trop souvent.
Anne Louise : « Je dois bien avouer que ces moments de difficulté professionnelle restent de bons souvenirs. Quand je rencontre aujourd’hui par hasard, un des protagonistes de cette époque, dans les salles de réunion flambant neuves du nouvel hôpital, nous nous sentons comme des anciens combattants et la complicité étonnante de cette époque perdure encore un peu. Cela me fait plaisir. »
S’il y a un désir de travail, on voit ici qu’il se nourrit de bien autre chose que de confort. Le boulot salarié, pour lequel je suis payé donc, prend davantage de sens si je paye moi aussi quelque chose. En réalité je paye de ma personne, c’est le contrat de travail qui l’exige. Mais bien souvent je décide de payer un peu plus. On appelle cela « l’effort » ou le « goût du travail bien fait » « le contre –don ». Cette partie d’action que je décide ou pas de donner, marge de manœuvre, « zone d’incertitude »[1], de toute évidence ne renvoie qu’à moi-même. Si je suis employé cela garantit que je ne suis pas un esclave et les dimensions du « don / contre don » qui s’établissent alors sont respectées pour que je puisse rester dans un échange humain malgré le lien de subordination contenu dans le contrat de travail.
Ainsi les souvenirs de guerre sont ils la preuve que mon désir était à l’œuvre. Il fallait bien ça pour me sentir vivre. « En baver » un peu, sans que ma santé s’y perde évidemment, est un signe particulier, une marque sur mon effort, de mon effort. « Suer sang et eau pour me donner corps et âme à la tâche » a la beauté vaguement perverse du héros livré à une dimension qui le dépasse, tragique au sens classique.